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Derrière le 6ème joueur, l'avenir de la scène

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Espoir montant de la scène française, Nivera a été récemment écarté par Vitality, moins de six mois après son intégration au sein de la structure tricolore. Un départ qui a fait parler puisque le jeune Belge, arrivé en tant que sixième joueur au sein d’un système interne novateur modifiant le cinq titulaire selon la carte, a fait les frais des nouvelles règles de Valve. L’éditeur du jeu est en effet venu rappeler tout le monde à l’ordre : sur Counter-Strike, pas de sixième joueur, du moins dans les tournois qu’il sponsorise. La décision a même été un peu plus vicieuse étant donné qu’un tel fonctionnement n’a pas été interdit, mais impose seulement un lourd handicap de points aux formations qui décident de l’utiliser. Bref, sur le papier, Valve ne tue pas le sixième joueur, mais dans la réalité, elle le laisse tout de même gisant dans une mare de sang après l’avoir poignardé.

Cette nouvelle histoire pose un paquet de questions. Si le rôle de Valve semble occuper une place centrale au sein de ces interrogations, il ne s’agit en fait que du premier fil d’une gigantesque pelote. Et plus il est tiré, plus il amène à s’interroger en profondeur sur l’évolution de la scène professionnelle de Counter-Strike. Alors, essayons justement de découvrir jusqu’où mène cette bobine et ce qu’elle fait remonter des tréfonds.

Pourquoi Valve a-t-elle quasiment condamné l’utilisation d’un sixième joueur ?

C’est la première question qui vient à l’esprit, et c’est aussi peut-être la plus simple à laquelle répondre. Pour Valve, Counter-Strike, c’est du 5vs5, et c’est tout. Que vous soyez un joueur lambda de matchmaking qui se retrouve avec quatre inconnus aux micros à la qualité discutable, ou un professionnel passant des dizaines d’heures sur le jeu chaque semaine, les sensations doivent être les mêmes. Une vision largement opposée à celle en vigueur sur League of Legends par exemple, où Riot a adoubé le sixième joueur pour les Worlds, ce dernier pouvant entrer en jeu n'importe quand.

L’épisode des coachs avait déjà fait comprendre que sortir du carcan du 5vs5 n’était pas du goût de Valve. En 2016, alors que les hommes debout derrière les joueurs commençaient à prendre une place majeure, à tel point que certains étaient considérés comme les leaders-in-game de leur formation, l’éditeur avait drastiquement réduit leur rôle : temps de parole limité à l’échauffement, aux temps morts tactiques et à l’entre-deux side. Aucune négociation possible. Et sa justification portait déjà sur sa volonté de conserver une approche orientée autour de cinq joueurs seulement :

Suivre l’économie, effectuer des calls et faire attention à la situation générale sont des composantes importantes du gameplay sur Counter-Strike. Si quelqu’un réalise ces actions, nous le considérons comme un joueur.

Le but de nos événements est d’identifier la meilleure équipe de cinq, qui regroupe les meilleurs « skills » nécessaires à Counter-Strike. L’implication d’un coach n’est pas compatible avec cet objectif.

On notera le "nos événements", qui suppose que le bon vouloir de Valve ne s’applique qu’aux Majors et Minors, sponsorisés directement par l’entreprise. Mais les organisateurs d’autres tournois ne souhaitant pas s’attirer les foudres de l’éditeur, aucun n’a jamais osé s’opposer à ces nouvelles règles en vigueur sur le coaching, même si DreamHack a tenté de les assouplir quelque peu en autorisant ensuite les coachs à parler durant le freezetime du début de round. Les instructions de Valve pour ses compétitions sont ainsi rapidement devenues celles valables pour toute la scène. "Bien évidemment, les organisateurs de tournois peuvent appliquer les règles qu'ils souhaitent, mais s'ils veulent s'aligner avec nos évènements, nous leur recommandons d'appliquer cette modification au niveau du coaching", précisait à l'époque, au cas où le message n'aurait pas été assez clair, Ido Magal, développeur chez Valve.


starix, coach de NAVI entre 2015 et 2017, sans doute l'exemple le plus marquant du coach
devenu leader-in-game de son équipe

Valve défend donc le 5vs5, et ce depuis plusieurs années. Il n’est pas difficile d’imaginer, même si aucune annonce de la sorte n’a été effectuée concernant la restriction des sixièmes joueurs, que la justification serait du même acabit que celle apportée pour les coachs.

Il est possible de s’arrêter là, de débattre du bien-fondé du 5vs5 à niveau professionnel, du désir de Valve de proposer autant que possible un jeu similaire et ce qu’importe le contexte, mais aussi de la place prépondérante prise par un éditeur au sein d’une scène qu’il a longtemps négligé et où il n’intervient qu’occasionnellement pour imposer ses envies et rappeler à tous qui commande. Ces thématiques débouchent à leur tour sur d’autres problématiques, concernant la nature même de Counter-Strike, ce titre si particulier, créé et quasiment intégralement façonné par sa communauté, mais qui est toujours entièrement dépendant d’une société qui paraît n’en avoir pas grand-chose à faire ; ou le poids plus global des éditeurs sur leur création et sur un marché de l’esport qui attire de plus en plus de monde, entre un Valve fantomatique et un Riot omniprésent jusqu’à l’excès.

Mais ce ne sera pas le sujet ici. Il ne sert pas à grand-chose de vouloir discuter de Valve, encore moins avec Valve. Extrêmement rarement, pour ne pas dire jamais, le groupe détaille ses décisions ou revient dessus. fxy0, swag ou steel peuvent en témoigner, eux qui n’ont jamais eu de seconde chance suite à l’affaire des matchs truqués. Jamppi pourrait les rejoindre, après avoir vu sa carrière annihilée à peine la ligne de départ franchie pour un ancien compte VAC BAN.

Fut un temps où l’éditeur se rendait encore aux Majors et y échangeait même avec les joueurs. Mais il semble bien lointain. La récente affaire du coaching bug l’a rappelé. Plusieurs coachs, dont certains condamnés, ont apporté la preuve qu’ils avaient averti Valve de l’existence de ce bug, il y a parfois plus de deux ans. Ils n’ont jamais reçu aucune réponse.

Valve décide, la scène exécute. Ou subit. C’est un fait, avec lequel il est possible d’être en désaccord, mais il n’y a pas grand-chose d’autre à dire dessus. Si Valve ne veut pas de sixième joueur sur Counter-Strike, alors de sixième joueur, il n’y aura pas, et qu’importe si toutes les équipes et joueurs protestent. De toute façon, qui pourrait faire quelque chose ? La CSSPA ? Un autre organisme encore inexistant ? Les débats sur la création d’un syndicat ou d’une organisation de défense des structures et joueurs existent depuis longtemps mais n’ont jamais porté leurs fruits. Et de toute façon, CS:GO reste la propriété de Valve. Même si un collectif fédérateur et puissant s’élevait, rien ne garantit qu’il pourrait faire fléchir le groupe de Gaben.

2016, FalleN soutenait déjà la nécessité pour les joueurs d'avoir une organisation les représentant pour peser face à Valve et ses décisions, ici sur le coaching. "Mais nous sommes faibles", déplorait-il.
Quatre ans et demi plus tard, il est toujours difficile de lui donner tort.

Ce n’est donc pas vers Valve qu’il faut creuser. Il n’y a pas grand-chose à récupérer dans ce coin-là, même si cela peut s’avérer désolant. Il est bien plus intéressant de s’orienter vers ceux qui composent véritablement la scène, qui la font vivre au quotidien, ses acteurs principaux.

 

Pourquoi les équipes et joueurs se sont-elles récemment tournées vers un fonctionnement à six ?

Si cette pratique a nécessité une quasi-interdiction de la part de Valve, c’est qu’elle prenait de l’ampleur ces derniers temps. Pourtant, jouer à six n’est pas nouveau sur Counter-Strike. Dans la première moitié des années 2000, plusieurs équipes renommées ont testé un tel système, depuis NiP à SK en passant par *aAa*. On se souvient aussi qu’à ses débuts, NBK avait été initialement recruté par krL, chez ROCCAT, en temps que sixième homme, même s’il ne gardera pas ce poste longtemps et partira rapidement chez VeryGames. En 2012, akeR remportait le VaKarM Award d’espoir de l’année après avoir été remplaçant dans plusieurs formations. Plus récemment encore, MAJ3R et Space Soldiers pouvaient compter sur DESPE pour passer de cinq à six membres.

Évoluer avec un effectif de six joueurs n’est donc pas apparu en 2020, loin de là. En revanche, ce qui a changé, c’est l’importance du sixième joueur. Jusqu’ici, il n’avait jamais été réellement considéré comme l’égal des cinq autres. C’était une solution de dépannage facilement accessible si l’un des titulaires n’était pas disponible pour un match, une roue de secours dans des tournois demandant des équipes d’une seule et même nationalité. Mais c’était à peu près tout. Le sixième n’était pas destiné à prendre la place d’un titulaire de manière autre qu’occasionnelle.

C’est sur cet aspect-là que Vitality, puis NAVI, Astralis ou même Team Spirit ont fait bouger les choses à partir de l’an dernier. Avec Nivera, B1T, Bubzkji et Patsi, toutes ces équipes ont mis en place des procédés nouveaux. Le sixième bénéficie d’une place à part entière dans l’effectif. Il peut entrer en jeu dans n’importe quel match, sur n’importe quelle map. Il n’est plus un remplaçant de luxe mais devient un membre de l’équipe comme un autre, parfois amené à jouer davantage que ses compagnons sur certaines rencontres.

Nivera qui entre en jeu en cours de match, une image devenue banale quelques semaines après son recrutement

Cette nouvelle démarche élargit évidemment le champ des possibles d’un point de vue stratégique. Lorsque Nivera était sur le serveur, Vitality pouvait déployer bien plus aisément des setup double sniper. Le Belge se concentrait également sur des maps précises, comme Inferno ou Dust2, ce qui permettait à un titulaire habituel à la peine sur ces cartes de ne plus avoir à les jouer, gommant ainsi une des faiblesses potentielles de l’équipe. "On n'a jamais été aussi forts sur Inferno que depuis que Nivera est avec nous", confirmait XTQZZZ dans une interview accordée à L'Équipe.

Ce n’est toutefois pas cette plus-value tactique, et c'est bien dommage, qui a incité les formations du plus haut niveau mondial à valoriser cette approche longtemps restée anecdotique. Pour comprendre pourquoi le sixième joueur est devenu si crucial en une poignée de mois, il faut se pencher sur l’évolution de la scène compétitive ces dernières années.

 

Pourquoi ce fonctionnement à six est symptomatique d’une évolution très (trop ?) rapide de la scène ?

Au cours de la décennie 2010, l’esport a explosé. Il est devenu un divertissement grand public, attirant toujours plus de spectateurs, d’éditeurs de jeux, de sponsors. Les tournois se sont multipliés et l’argent s’est mis à couler à flots. Au cœur de cet essor, CS:GO s’est imposé comme un jeu esportif majeur. Tous ses chiffres ont connu une croissance démesurée. Le nombre de structures internationales présentes sur le jeu n’a cessé de grandir. Les salaires des joueurs ont explosé. Il paraît désormais bien loin le temps où Titan, qui offrait 800 € mensuels à ses joueurs lors de la signature de leur premier contrat, apparaissait comme l’une des organisations les plus avancées du milieu. C’était pourtant il y a à peine sept ans, début 2014. Depuis, les salaires ont été multipliés par dix, par vingt, et le nombre de joueurs professionnels qui peuvent (très bien) vivre de Counter-Strike a grimpé en flèche.

Cette évolution a aussi impacté le cashprize des tournois. Des centaines de millions de dollars sont désormais distribués chaque week-end. En 2014, combien de lans, en dehors des Majors sponsorisés par Valve, proposaient 250 000 $ de récompense ? Aucune. En 2015, elles étaient quatre. En 2016, douze. En 2019, vingt-quatre. C’est une statistique assez folle. En 2019, tous les quinze jours ou presque, avait lieu une compétition proposant au moins un quart de million de dollars à ses participants. En un mois de cette année, plus de cashprize avait été distribué au top mondial que sur l’intégralité de l’année 2013.

Tout le monde a poussé pour faire croître cette courbe. Même Valve, au début du moins, en lançant fin 2013 le premier Major à 250 000 $, une somme colossale pour l’époque, grâce à la création du marché des skins, sans doute l’un des plus beaux coups commerciaux de son histoire. De simples couleurs et dessins sur des armes virtuelles ont révolutionné la scène Counter-Strike. Une nouvelle économie était née, organisée autour des paris et des sites de revente et d’échange. Le robinet à dollars était ouvert. Il ne s’est jamais tari depuis.

Les organisateurs de tournois n’ont ainsi cessé de faire grimper les prix, encouragés par de nouveaux partenaires baignant dans le gambling et les skins, de plus en plus de sponsors attirés par le potentiel de ce secteur nouveau, et des mouvements financiers d’ampleur : rachat complet d’ESL par son actionnaire principal de l’époque, Modern Times Group (MTG), pour 78 millions d’euros ; acquisition de DreamHack par ce même MTG pour 26 millions d’euros ; mainmise de Gfinity sur CEVO pour 2,7 millions d’euros...

Les structures hébergeant des équipes ont suivi le mouvement en renforçant leur budget pour augmenter les salaires, et ainsi assurer la présence des joueurs les plus prometteurs au sein de leur effectif, mais aussi afin de se bâtir une image de marque solide et s’installer sur la scène sur le long terme. Si le sponsoring reste toujours la source de revenus majeure de ces organisations, elles ont également opté pour d’autres stratégies plutôt classiques dans le monde des start-up et des entreprises en pleine croissance. Vitality enchaîne les levées de fonds, avec 22,5 millions d’euros récupérés en 2018 et 14 millions d’euros en 2019. Astralis est entrée en Bourse fin 2019. fnatic a opté pour le financement participatif afin de lever plus de 1,7 million de livres sterling courant 2020, auprès de 3 450 investisseurs particuliers.

Au milieu de ce flot de pièces et de billets, les joueurs semblent rois. Ils gagnent beaucoup d’argent, via leur salaire et les cashprize remportés, et peuvent se construire un avenir doré en épargnant ou en investissant intelligemment pour les plus avertis, en s’installant dans des paradis fiscaux pour les moins consciencieux.

Toutefois, un point noir vient ternir le paysage et permet de conclure cette large digression économique pour reboucler sur la problématique du sixième joueur. Les maîtres de la souris bénéficient maintenant de revenus très confortables, certes, mais ils jouent aussi beaucoup plus. Les montants mis en jeu lors des lans n’ont pas été les seuls à augmenter : le nombre de tournois a suivi un chemin similaire. Les compétitions s’enchaînent désormais aux quatre coins du monde. Une semaine aux États-Unis, la suivante en Suède, celle d’après au Brésil. Le dimanche soir en finale sur un continent, le mardi suivant en phase de poules sur un autre. Gestion permanente du décalage horaire, stress constant, vie privée mise de côté, les conditions de travail ne sont pas toujours faciles, quoi qu’en pense la communauté. Début 2020, ALEX quitte Vitality en pointant du doigt ce rythme effréné qui avait poussé l’équipe sur la route durant 36 semaines en 2019. Neuf mois sur douze passés dans des aéroports, des hôtels et des arènes.


Octobre 2019, exemple de mois ridicule : un seul jour sans lan durant les quatre premières semaines !
Le mois regroupait une StarLadder i-League (16 équipes, 500 000 $), une DH Masters (16 équipes, 250 000 $), une DH Open (8 équipes, 100 000 $) et la première phase de l'ESL Pro League (16 équipes sur chaque continent et une qualification pour les Finales à décrocher)

La pandémie de Covid-19 aurait pu ralentir cette cadence. Il n’en a rien été. Pour compenser l’annulation des lans, la réduction de la visibilité pour les sponsors et l’absence des recettes de billetterie, les organisateurs se sont acharnés sur les compétitions en ligne. Toutes les semaines, un nouveau tournoi, sans répit ni pour les joueurs, ni pour les spectateurs, et tant pis si la compétition, déjà plus fade sur Internet, perd de son intérêt. "Je me souviens de RpK qui me demande un jour si on dispute un quart ou une demi-finale. On ne se rendait plus compte, on enchaînait", évoquait apEX en décembre dernier.

Dans un tel contexte, auquel s’ajoute évidemment la conjoncture globale et le stress entraîné par la propagation d’une épidémie planétaire, il n’est pas compliqué de comprendre pourquoi 2020 a été l’année des burn-out et des problèmes de santé sur CS:GO, depuis gla1ve jusqu’à Kjaerbye en passant par nawwk . "Il y a des tournois où on passe à côté parce qu'un joueur est proche du burn-out, un autre ne comprend plus ce qu'il fait... On a fini l'année sur les rotules", concédait XTQZZZ. À vouloir maintenir son rythme insensé de croissance, la scène en vient à sacrifier ses joueurs.

Voilà pourquoi l’idée d’un sixième homme a ressurgi. Pour soulager les cinq autres. Pour leur donner de l’air. Pour pouvoir mettre quelqu’un à l’arrêt lorsque le besoin s’en fait sentir. "misutaaa a pu se reposer aussi, il a des études à côté, le lycée à distance. Quand il y a match, il prend du retard, il en cumule. Résultat, il a terminé l'année à son meilleur niveau et sur la fin il nous disait qu'il était frais. Avoir un sixième joueur nous a aidés, beaucoup, ça nous a fait gagner même", affirmait XTQZZZ en fin de saison.

Valve n’a pas l’air de prendre en compte l’ensemble de ces problématiques. Sa volonté de rester à cinq, assez noble en première intention d’un point de vue symbolique et historique vis-à-vis de Counter-Strike, mais aussi pour conserver une certaine équité entre les structures riches pouvant se payer cet élément en plus et les autres n’ayant pas les moyens nécessaires, paraît incompatible avec le rythme actuellement en place sur la scène compétitive. 2020 a accéléré cette prise de conscience, qui serait sans aucun doute arrivée tôt ou tard même sans la pandémie. La délocalisation soudaine sur le net, qui a exacerbé ce surplus d’activité, a rendu évidente l’impossibilité de continuer sur cette voie, à moins de normaliser et d’accepter les dommages mentaux et physiques que subissent les joueurs.

Alors, que faire ? La scène semble aujourd’hui à un carrefour, chaque acteur insistant pour partir sur un chemin sans tenir compte des envies et besoins des autres. Valve, les organisateurs, les structures, les joueurs, l’écosystème entier est concerné. Et doit maintenant prendre les choses en main pour préparer son avenir et ne pas cacher sous le tapis un problème qui ne fera que s’amplifier si rien n’est fait pour le résoudre maintenant.

Plusieurs pistes de réflexion existent. Elles impliquent des changements, plus ou moins grands, pas toujours agréables, mais parfois indispensables si l’on ne veut pas que la scène Counter-Strike devienne un futur réservoir de cas pour psychologues.

 

Quelles solutions pour l’écosystème Counter-Strike aujourd’hui ?

  • Continuer à cinq dans l’état actuel des choses

Ne rien changer. Accepter la remontrance de Valve, ne tirer aucune leçon de cet épisode, et repartir comme en 40. Des tournois en ligne à foison, parfois vides de sens, qui seront ensuite suivis de lans parfois toutes aussi insignifiantes au sein du monde post-pandémique. Pour Valve, cela ne changerait rien, comme d’habitude. Et puis le nombre de joueurs moyens sur CS:GO continue d’augmenter, donc vraiment, aucun problème.

Pour les structures et organisateurs, cela les conforterait dans leur nouvelle approche visant à générer plus de revenus via des ligues fermées et des partenariats exclusifs, à l’image de l’ESL Pro Tour ou du circuit BLAST, et tant pis pour les équipes qui ne font pas partie de ce système et rameront à côté. Le système de franchise, si redouté il y a quelques années, a juste mis un masque, et cela a suffi pour qu'il s'installe. ESL pourrait continuer de noyer la scène sous ses compétitions, BLAST essaierait de se faire une place à côté, les autres groupes n’auraient pas vraiment leur mot à dire, mais le paysage concurrentiel les a déjà quasiment fait disparaitre ces derniers temps (StarLadder, ELEAGUE, autres entités indépendantes, où êtes-vous passées ?).

Les structures pourraient ainsi enfin se vanter de tendre vers la rentabilité, même si cela ne suffira pas, et tenir les promesses faites aux investisseurs alléchés par l’appât du gain depuis cinq ou six ans. Une manière de sortir de la pyramide de Ponzi – ce montage financier où l’argent injecté par de nouveaux arrivants dans une entreprise ou un système sert uniquement à rémunérer les anciens –, dénoncée en mars 2019 par Frank Fields, responsable du sponsoring chez la marque Corsair (sponsor phare de DreamHack entre 2018 et 2020) : "J’ai presque l’impression qu’aujourd’hui, l’esport s’est embarqué dans une pyramide de Ponzi. Tous ceux à qui je parle dans cette industrie reconnaissent que le marché de l’esport a de la valeur, mais qu’elle est loin du niveau qui est présenté ces jours-ci. Ce niveau de valeur est au mieux, optimiste, au pire, frauduleux." Un article très fouillé de Kotaku, paru en mai 2019 et d’où provient cette citation, résume très bien cette situation de bulle dans laquelle l’esport s’est engagé, à coups d’hypercroissance et de chiffres arrangés pour leur faire dire ce qu’on veut et attirer les investisseurs.

Pour les joueurs et spectateurs, conforter le schéma actuel représente la pire solution. Les premiers verront le risque de burn-out, de troubles psychologiques et de blessures physiques augmenter, rejoignant ainsi les sportifs traditionnels dans ce calvaire. En février dernier, L’Équipe magazine consacrait encore son dossier central au "peloton qui déraille", racontant les histoires de cyclistes professionnels que le rythme de compétition avait essoré, alors qu’ils venaient parfois à peine de dépasser la vingtaine.

Certes, l'apport massif de fonds et la multiplication des compétitions a ouvert la voie de la professionnalisation à une partie du subtop. Plus besoin de faire partie des tout meilleurs pour vivre de Counter-Strike. Mais les conditions de jeu continuent d'être très rudes lorsqu'il faut jouer des dizaines de tournois en ligne chaque année pour grimper le classement HLTV et espérer participer ensuite à des compétitions plus renommées, qui ne seront cette fois-ci peut-être plus sponsorisées par d'obscurs sites de gambling mais gérées par des organisateurs un peu plus réputés. "Une fois, on a regardé notre équipe sur HLTV et on s’est rendu compte qu’on était l’équipe la plus active du monde, avec un match officiel tous les 1,3 jour, un truc du genre", racontait en janvier dernier MiGHTYMAX, leader d'Endpoint, typiquement le genre d'équipe pas assez forte pour faire partie du top, mais pas assez faible non plus pour se contenter de joueurs semi-professionnels.


Counter-Strike fera-t-il un jour la Une des journaux pour les mêmes raisons ?

Quant aux spectateurs, la lassitude guetterait vite. La multiplication des tournois de haute valeur a fait perdre tout intérêt à la plupart d’entre eux. Aujourd’hui, à part les Majors, Katowice et Cologne, quelle compétition se démarque vraiment ? Quand avez-vous réellement été "hypés" pour la dernière fois ? Et ce sans même parler de l’online. Déjà en 2017, 2018, 2019, les trois quarts des tournois s’inscrivaient dans une routine compétitive qui n’avait plus vraiment de saveur. Les meilleures équipes du monde s’affrontent désormais toutes les semaines. Ça n’a aucun sens. À part pour l’argent, la scène n’aurait aucun intérêt à continuer dans cette voie. C’est malheureusement bien là tout le problème.

  • Continuer à six et s’opposer à Valve

Valve n’a pas interdit les équipes à six. L’éditeur a expliqué que les équipes qui opteraient pour cette solution seraient lourdement pénalisées (vraiment lourdement) en termes de points gagnés lors des tournois qualificatifs au Major. Autant dire que personne n’a envie de rater le Major, donc tout le monde devrait rester à cinq lors de ces tournois.

Mais pour le reste ? Pour le milliard d’autres compétitions existantes sur la scène ? Rien n’empêche une formation de continuer à évoluer à six, et repasser à cinq uniquement pour les tournois sur lesquels plane l’ombre de Valve. Les line-up qui comptaient en leur sein des "bannis" de l’affaire des matchs truqués ou des joueurs possédant un VAC BAN avaient déjà recours à ce système : swag, steel ou Jamppi étaient remplacés le temps d’un événement, et le tour était joué. Évidemment, cela demande une sacrée capacité d’adaptation de la part du collectif, mais dans l’absolu, c’est envisageable.

Sauf si tous les autres organisateurs s’accordent avec Valve et interdisent, ou trouvent un autre stratagème qui reviendrait au même, le sixième joueur. Pour l’instant, ils ne se sont pas vraiment prononcés sur cette question. Historiquement, ils n’ont aucun intérêt à s’opposer à l’éditeur du jeu, d’autant plus quand c’est ce dernier qui attribue les Majors à tel organisateur plutôt qu’à tel autre. Mieux vaut ne pas le contrarier, et leur alignement sur la place accordée aux coachs a été une bonne preuve de leur "vassalité". Mais la situation pourrait peut-être évoluer. En autorisant les bannis à concourir à nouveau dans ses tournois à partir de 2017, ESL a effectué un premier pas vers l'indépendance. En permettant aux équipes d’effectuer des changements de joueurs en plein match, BLAST a largement encouragé le passage d’un cinq à un six.

Que se passerait-il si ces organisateurs décidaient de ne plus suivre Valve ? D’annoncer que l’utilisation d’un sixième reste autorisée chez eux, ou au moins de ne pas confirmer qu’ils suivent Valve sur ce coup ? Le sixième joueur pourrait-il survivre, hors Major, de cette façon ?

Vitality paraît ne pas croire à cette possibilité et a d’ores et déjà écarté Nivera. Et puis, même si un fonctionnement partiel à six demeurait jouable, il ne réglerait pas tous les problèmes, loin de là. Certains membres de chez Vitality, NAVI ou Astralis n’étaient jamais remplacés, même lorsque leur collectif comprenait six joueurs. Un remplaçant ne permet pas de faire souffler tout le monde. Il apporte même des contraintes supplémentaires pour la construction du jeu d’équipe et de l’alchimie interne. Pour les structures, il est aussi synonyme de coûts additionnels. Coûts que toutes les organisations ne pourront pas supporter, ce qui ne ferait que creuser davantage l’écart entre les mastodontes de l’esport et les plus petites structures, pourtant indispensables au développement et à l’éclosion de jeunes talents.

Voir tous les organisateurs, qui font vivre la scène depuis ses débuts, tourner le dos à Valve, qui ne fait pas grand-chose si ce n’est sous-traiter l’organisation d’un Major deux fois par an, aurait quelque chose de bassement satisfaisant. Mais en dehors de ça, pas sûr que cette solution soit efficace. Avoir à disposition un sixième joueur, "c'est un pansement. Il faut que la scène professionnelle avance de façon unie dans le bon sens, sinon on retrouvera les mêmes problématiques", explique XTQZZZ.

  • Continuer à cinq mais repenser la structuration de la scène

L’esport et Counter-Strike remplissent déjà des arènes de milliers de spectateurs et permettent à des joueurs, coachs, managers, casters, "entertainers", de vivre de leur passion. Mais à quel coût cet essor a-t-il eu lieu ? Au prix de plannings compétitifs devenus terrifiants et de partenariats avec de multiples sites de jeux d’argent aux coulisses loin d’être toujours claires. L’esport, comme le jeu vidéo dans son ensemble, est indéniablement un marché "à potentiel". Il attire les jeunes, les marques, les investisseurs. Mais sa croissance soudaine et brutale, en cinq ans à peine, a accouché d’un écosystème loin d’être sain et absolument intenable à terme.

L’assainir n’est pas indispensable. Il est parfaitement possible de suivre la voie du sport, de ses instances corrompues et de ses grands clubs endettés à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros, et qui tente de compenser ce climat délétère et son extrême exigence par des syndicats de joueurs structurés, des compétitions internationales limitées et du suivi psychologique de plus en plus poussé, pendant et après la carrière des professionnels.

Mais on peut également se dire que toute comparaison avec le sport n’est pas bonne à établir, et que l’esport est capable de tracer sa propre route, moins affectée par tous ces déboires. Il ne s’agit pas nécessairement de stopper la croissance du marché, mais simplement de revenir à un niveau plus convenable. Préférer le marathon au sprint.

Évidemment, cela ne se fera pas sans concessions. Un ralentissement global induit une baisse du nombre de tournois, donc moins de visibilité à offrir aux sponsors de la part des organisateurs, donc nécessairement moins de revenus. Mais aussi moins de frais, puisqu’il n’est plus nécessaire de défrayer 16 équipes et leur staff dans trois destinations différentes en un mois.

Du côté des joueurs, une baisse des salaires paraît inévitable, mais cela est-il réellement étonnant ? Ils ont été multipliés par plus de dix en moins d’une décennie, pas surprenant que les structures derrière ne soient toujours pas rentables, d’autant plus que le cashprize des tournois continue d’être reversé dans sa large majorité, si ce n’est intégralement, aux joueurs. N’y a-t-il pas comme un certain déséquilibre ici ? En compensation, les professionnels pourraient évoluer dans un système plus sain, qui ne leur demande plus de passer les trois quarts de leur année sur la route ou de disputer quatre compétitions différentes en un mois. Un peu moins d’argent contre une solution durable à des problèmes qui ont déjà commencé à devenir récurrents, le deal semble raisonnable.


Dans son rapport financier 2020, Astralis Group (qui regroupe des équipes Counter-Strike, League of Legends et Fifa) déclare un EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) négatif de 14,5 millions de couronnes danoises, soit environ 1,95 million d'euros. Les seules dépenses liées au staff, dont les joueurs (Staff costs), sont quasiment égales au revenu total généré (Revenue).

Dis comme ça, un tel changement de cap paraît bien utopique. Mais pour tout fan de Counter-Strike désireux de voir perdurer son jeu le plus longtemps possible, il est impossible de se dire que l’écosystème a, ces dernières années, emprunté la bonne direction. Il a parfois déjà su changer : l’indigestion de matchs en ligne des années 2017-2018 avait, avant 2020, laissé la place à du "tout en lan" appréciable à très haut niveau ; mais à un rythme tel qu’au final, un problème en avait remplacé un autre.

Une telle transformation ne se fera pas du jour au lendemain. Elle ne dépend pas d’un seul acteur, qu’il s’appelle Valve, ESL, BLAST, Vitality ou Astralis. C’est une réflexion globale que l’ensemble des parties impliquées doit mener et appliquer. C’est un travail sur le long terme, qui doit redonner du crédit à la compétition et à l’esport sur Counter-Strike. Parce qu’il est incroyable, ce jeu, et ce serait terriblement injuste de voir sa scène compétitive devenir insipide, dénuée de sens et malsaine, d’un point de vue à la fois humain, économique et sportif.

 

Pour plus de détails sur ces problématiques, des articles ayant servi de source et/ou d'inspiration à celui-ci :

  • "Shady Numbers And Bad Business: Inside The Esports Bubble", Cecilia D'Anastasio, Kotaku, 23 mai 2019, accessible ici.
  • "« Mentalement, on est en train de se foutre en l'air » : la scène Counter-Strike a vacillé pendant le confinement", Paul Arrivé, L'Équipe, 17 août 2020, accessible ici.
  • "Burn-outs et santé mentale sur la scène Counter-Strike : des problèmes aux origines multiples", Paul Arrivé, L'Équipe, 18 août 2020, accessible ici.
  • "« 2020, on s'en souviendra toute notre vie », interview avec apEX et XTQZZZ", Paul Arrivé, L'Équipe, 30 décembre 2020, accessible ici.
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