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Counter-Strike et la politique

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Deux ans et demi après la parution du magazine VaKarM, fin 2021, nous avons décidé de mettre en ligne les principaux articles le composant, histoire d'en faire profiter ceux qui ne l'avaient pas commandé à l'époque. Ne vous étonnez donc pas si ces articles vous disent quelque chose, il est possible que vous les ayez déjà lus sur papier !

Article rédigé par MrHusse

L'histoire du sport est parsemée de moments où la politique fit irruption sur le terrain de jeu, où les acteurs se servirent de leur fonction pour faire passer un message. Même les arènes modernes les plus aseptisées n’échappent pas à cette tension entre sport et politique, que l’on pense aux revendications antiracistes de Colin Kaepernick en NFL ou aux messages ouvertement féministes de Megan Rapinoe sur les terrains de football. Mais quid de CS:GO ?

De prime abord, CS:GO semble être totalement hermétique à tout discours politique. On peine à se souvenir de joueurs, pourtant les acteurs centraux de ce champ, prendre une position revendicatrice ou politique, a fortiori pendant une compétition, alors que la médiatisation est à son paroxysme et que le message aurait son impact le plus fort.

 

Des joueurs muets ?

Récemment, on se rappelle pourtant de certains casters s'opposant publiquement à l’accord de BLAST avec l’Arabie Saoudite, annonçant leur refus de travailler avec l’organisateur de tournois s’il maintenait ses liens avec le régime wahhabite. Côté joueurs, en revanche, le mutisme fut total. Ils ne s’étaient d’ailleurs pas plus exprimés quelques mois plus tôt lors de l’organisation du Gamers Without Borders par ce même pays ou lors d’événements passés en lien avec des régimes comme Bahreïn, les Émirats Arabes Unis ou la Chine.

Une situation d’autant plus paradoxale que les acteurs politiques, eux, ont pleinement saisi le potentiel de propagande que pouvait offrir l’esport et Counter-Strike. De plus en plus de régimes dictatoriaux utilisent ainsi l’organisation de tournois comme manière d’améliorer leur image dans des stratégies plus globales de whitewashing. On a longement évoqué sur VaKarM la stratégie saoudienne à ce sujet. On se souvient aussi du très médiatisé coup de téléphone de Jair Bolsonaro, président ultraconservateur du Brésil, à FalleN, légende du CS carioca. D’autre fois, l’instrumentalisation est plus discrète, généralement par le biais de contrats de sponsoring, comme lorsque l’armée de l’air américaine était devenue un partenaire financier de Cloud9 à l’été 2018.

De fait, alors que l’influence culturelle de CS:GO et les tentatives de récupération par divers acteurs politiques, souvent peu recommandables, ne sont plus à démontrer, les joueurs continuent de ne rien dire, que ce soit individuellement ou collectivement.

 

Un profil specifique

Une première explication de l’apolitisme apparent des joueurs pourrait se trouver dans leur profil. De fait, les trajectoires préférentielles pour devenir professionnel sur CS:GO privent ces individus de la fréquentation d’espaces de socialisation et de politisation traditionnels pour les adolescents et les jeunes adultes.

Au-delà de la raréfaction des contacts familiaux à cause du temps de jeu requis pour "faire son trou", le choix d’une carrière sur CS signifie généralement l’absence d’expérience professionnelle classique ou d’études prolongées. Que ce soit le monde de l’entreprise ou les universités et autres lieux d’enseignement, ils sont, après la famille, les endroits privilégiés de la politisation des individus. En se privant de ces expériences, ces jeunes adultes, encore en pleine construction intellectuelle, échappent aux processus que connaissent de larges pans de la population.

De même, si on se place dans une perspective intersectionnelle, on ne peut que remarquer l’uniformité des joueurs professionnels de CS:GO : des hommes blancs de 17 à 35 ans. Si l'on peut trouver, ça et là, des joueurs racisés dans des équipes du top (Stewie2K, Brehze, refrezh ou encore Nivera), ils représentent une infime minorité à l’échelle de l'ensemble des professionnels.

Dans d’autres sports, la revendication arrive régulièrement par des pratiquants issus de groupes dominés à l’échelle de la société : ouvriers dans le football des années 1930, immigrés issus des colonies dans les années 1960, femmes et minorités racisées aujourd’hui. Force est de constater que ces catégories sont quasi-inexistantes sur la scène internationale à l’heure actuelle et que la plupart des joueurs appartiennent à des communautés considérées comme "dominantes".

 

Les gagnants du capitalisme sans contrôle

Pis encore, au-delà de leur statut au sein de la société en général, les joueurs sont aussi les gagnants de l’écosystème du jeu. Entre des organisateurs de tournois qui fonctionnent à flux tendu et des équipes qui perdent de l’argent dans l’espoir d’un hypothétique retour sur investissement, les joueurs empochent des salaires mirobolants, plusieurs dizaines de fois supérieurs au revenu médian de leur pays d’origine.

Ce serait là une autre piste d’explication à leur atonie revendicatrice : que ce soit sur des sujets sociaux, politiques ou plus directement liés au jeu, ils n’ont tout simplement rien à revendiquer car ils sont les principaux bénéficiaires du statu quo qui domine le champ de Counter-Strike. Profitant de l’inflation salariale du milieu des années 2010, la rareté de leur talent en fait des commodités recherchées par les structures, leur permettant d’occuper une position forte dans la négociation contractuelle.


Un Premier ministre tout trouvé

La question qui se pose alors est celle de la conscience qu’ils ont de leur rôle et de leurs privilèges dans ce système. Une partie d’entre eux laisse peu de place au doute, optant notamment pour des stratégies d’exil fiscal visant à maximiser leurs revenus gonflés en s’installant à Andorre ou Malte, territoires devenus des hubs de l’esport grâce à leurs conditions d’imposition favorables. Ceux-ci sont les plus éloignés d’une quelconque capacité de mobilisation sociale ou collective. Au contraire, leur logiciel intellectuel serait plutôt à chercher dans les dystopies libertariennes d’Ayn Rand, avec une façade d’apolitisme dissimulant une participation enthousiaste à l’anomie ultralibérale qui domine l’esport.

Mais pour la majorité des joueurs, ce constat doit être tempéré. Bien qu’objectivement membres de groupes dominants de la société, leur faible politisation peut aisément les rendre discrets, voire silencieux si un organisateur ou un manager l’exigeait. De fait, si certain.e.s sportif.ve.s prennent le risque de se positionner politiquement, il n’est pas rare de voir des instances comme la FIFA ou le CIO les sanctionner et tout faire pour réfréner ces tendances.

La plupart des joueurs professionnels de CS ne seraient alors pas forcément d’affreux capitalistes dominants prêts à sacrifier toute morale pour maintenir leur position, mais simplement des individus politiquement immatures et socialement atomisés situés dans un champ en évolution permanente, rendant difficiles les prises de conscience personnelles fortes et les mobilisations collectives signifiantes. Ne subissant pas forcément au premier chef les injustices systémiques des sociétés dans lesquelles ils vivent, concentrés sur la maximisation d’une carrière excessivement courte et incertaine, ils n’ont pas forcément le temps ni l’habitus pour s’intéresser aux problématiques et à la complexité du monde qui les entoure.

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