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Le sacrifice involontaire de Kjaerbye

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C’était en quelque sorte un pari. Un pari audacieux, diront les plus compréhensifs. Un pari idiot, diront les moins indulgents. Un pari cupide, diront les plus fatalistes. Le 2 février 2018, Kjaerbye annonce son départ d’Astralis pour North, l’autre grande formation danoise. La scène est sous le choc, ses ex-coéquipiers aussi, qui apprennent la nouvelle une poignée d’heures avant l’annonce officielle. "Dans un sens, c’est triste de se sentir trahi", lâchera device, qui a été mis au courant en plein milieu de ses vacances.

Un défi à relever

De l’extérieur, ce choix n’a rien de logique. Certes, Astralis vient de rater l’ELEAGUE Major Boston en y obtenant un piètre top 12/14 après n’avoir gagné qu’une seule rencontre, contre... North. Mais cet échec ne doit pas faire oublier une saison 2017 convaincante, auréolée d’un titre en Major, d’un trophée aux IEM Katowice et de multiples top 4 lors d’événements prestigieux. Au lendemain de Boston, Astralis reste l’une des meilleures équipes du monde, et le trio dupreeh - device - Xyp9x s’y connaît quand il s’agit de rebondir. Bref, rien ne semble inciter Kjaerbye à aller voir ailleurs, du moins pas aussi tôt dans l'année.

Je pense qu’on se sentait plutôt bien en tant qu’équipe. On était déçu d’avoir perdu le Major, bien sûr, mais on savait qu’on allait changer nos rôles, qu’on allait pouvoir corriger nos erreurs, donc je crois que tout le monde était vraiment motivé pour revenir et retrouver notre ancien style de jeu, avec device à l’AWP. Je dois admettre que ça a été une grosse surprise pour nous que Kjaerbye parte chez North. Pour être honnête, on n’aurait jamais pu l’imaginer.

gla1ve, février 2018

Mais du point de vue de Kjaerbye, ce transfert ne sort pas de nulle part. D’abord, il y a le conflit de rôle avec dupreeh. Les deux joueurs voulaient être l'atout agressif de leur équipe, celui qui passe en premier, qui crée les espaces, qui va chercher les frags d’ouverture. Leur cohabitation en jeu a été complexe, à tel point qu’Astralis donne l’AWP à dupreeh en fin d’année 2017 pour que les deux ne soient plus en concurrence. L’expérience n’est pas concluante, l’échec de l’ELEAGUE Major faisant foi. Retour à la case départ... ou pas, puisque Kjaerbye décide donc de partir.


Tout allait bien chez Astralis... jusqu'à un certain point

Ensuite, il y a North. Des structures soutenues par des clubs de football, en l'occurrence le FC Copenhague, cela peut paraître courant aujourd’hui. Il y a trois ans, ça ne l’était pas tant que ça, surtout sur Counter-Strike. North offrait à Kjaerbye davantage de garanties, une assise financière plus confortable ainsi qu’un encadrement et des installations d’un niveau supérieur. Et pour attirer sa nouvelle recrue et enfoncer Astralis, le FC Copenhague était prêt à tout : dans son livre autobiographique The Astralis story, zonic accuse le club de football d'avoir volontairement caché le transfert jusqu'au bout pour mettre son rival dans la panade.

Sans être au niveau d’Astralis, il faut également avouer que North ne stagnait pas non plus au fond du subtop européen : finaliste des Finales ESL Pro League S5 et de la DH Masters Malmö en 2017, la formation flirtait avec le top 10 mondial mais peinait surtout à être régulière. Sans être une destination de rêve à l'instant T, il était légitime de penser que la structure possédait les moyens nécessaires pour devenir un grand nom de la scène à l'avenir.

Il y a aussi MSL. Le leader de Kjaerbye chez dignitas, avec qui il a passé un an et demi. Celui qui lui a permis de se révéler au monde et de gagner son premier tournoi de valeur, lors du Minor européen 2016 ayant eu lieu à la DH Tours. Le retrouver, c’était un peu un synonyme de retour aux sources.

Enfin, il y a une dernière chose. Plus personnelle, presque tabou à l’époque, comme Kjaerbye le dit lui-même : la motivation. Tout joueur professionnel de Counter-Strike rêve de gagner un Major, et n’ose même pas imaginer en être sacré MVP. Mais personne ne parle de la suite. Que faire, une fois ce rêve accompli ?

Je crois que remporter un Major à 18 ans et être le MVP a été difficile à gérer pour moi. C’est ce pour quoi je me levais et jouais tous les jours, c’était ma plus grande motivation, et d’un coup c’est arrivé, je l’ai gagné en étant l’un des meilleurs et en jouant une bonne finale. Je pense que je n’avais pas assez de force mentale à l’époque. Et je n’en ai pas parlé à Astralis, on va dire que c’est un peu tabou d’évoquer des problèmes de motivation. Je jouais autant, les entraînements étaient pareils, mais mentalement, ma volonté n’était plus la même qu’avant le Major, parce que j’avais réalisé mon rêve.

Kjaerbye, juillet 2019

Un nouveau challenge : voilà aussi ce que lui offre North. Qu’importe si cela va être compliqué, si c’est un retour en arrière, c’est justement ce que cherche celui qui a déjà gagné le plus beau trophée possible.

Pour toutes ces raisons, Kjaerbye quitte donc Astralis pour rejoindre North. La roue des événements est en marche. Et malheureusement pour le jeune Danois de 19 ans à peine, elle ne va jamais, à quelques rares exceptions, tourner dans son sens.


De retour avec MSL... sans grand succès

Une chute à encaisser

La rivalité annoncée entre les deux écuries nordiques tourne court. Il n’y a pas match. Alors qu’Astralis monte en puissance, North se noie dans ses changements de joueurs et de meneurs : mertz est mis sur le banc, niko arrive mais ne reste pas, remplacé par gade ; MSL est prié d’aller voir ailleurs, cadiaN prend le leadership... puis cède le rôle à valde et même sa place à JUGi ; attendez, en fait valde part, cajunb revient et gade prend les commandes ; jusqu’à ce que MSL réapparaisse au détriment de JUGi. Et tout ça sans compter les différents coachs, entre ruggah, ave, mithR et Jumpy.

Au milieu de ce fatras, Kjaerbye subsiste tant bien que mal. Mais ses rêves de victoires et de retour au premier plan s’écrasent au sol. En un peu plus de deux ans, il ne gagnera que cinq lans, un total indigne d'une organisation possédant de tels moyens, surtout vu le prestige tout relatif de ces succès : trois DreamHack Open (Tours et Valence 2018, Séville 2019), un GG.BET Ice Challenge début 2019, et, seul lot de consolation, la DreamHack Masters Stockholm 2018. Un tournoi un peu fou où North bat deux fois Astralis, en poules puis en grande finale, écrase Na’Vi en quart et survit à un 0-16 encaissé face à mousesports en demi-finale.


North et Kjaerbye heureux, une image rare (photo : DreamHack)

Une seule parenthèse enchantée ne peut évidemment pas faire oublier tout le reste. Lentement, Kjaerbye sombre aussi individuellement, tant en jeu qu’en dehors. Au printemps 2020, il est mis sur le banc pour raisons médicales à la suite de problèmes respiratoires et de crampes abdominales. Il ne reviendra plus jamais chez North et se retrouvera définitivement hors de la structure en juillet. L’aventure est terminée. Le pari est perdu. Sa carrière se poursuivra encore un an, un peu chez FaZe, un peu avec le tag HYENAS qui regroupait des Danois orphelins. Rien de concluant n’émergera, et Kjaerbye décidera donc d’arrêter là son histoire sur Counter-Strike, en panne de motivation pour continuer.

Mon plus gros problème a été de me motiver quand j’étais au top. [...] Je croyais que le transfert chez North m’y aiderait, et d’une certaine manière ça a été le cas, mais nous n’avions pas le skill nécessaire pour grimper là où je pensais qu’on arriverait facilement, parmi les tous meilleurs. C’est juste la dure vérité, tu vis et tu apprends.

Kjaerbye, juillet 2019

Aucun doute que Kjaerbye a bien appris, sur lui-même, ses forces et ses faiblesses, ses espoirs et ses échecs. Dans le même laps de temps, d’autres aussi ont appris. À bien jouer à Counter-Strike et à rouler sur le monde. En deux ans, Astralis est devenue la meilleure équipe de la planète et même de l’histoire de CS, empilant les victoires et les dollars, ajoutant trois Majors à son palmarès et remportant à peu près tout ce qu’il était possible de gagner sur la scène.

Un sacrifice à constater

Le constat est dur et évidemment simpliste, mais dans un sens, il est également limpide : avec Kjaerbye, Astralis se battait avec le top 5 monde ; avec Magisk, Astralis écrasait le top 5 monde. La nouvelle recrue, préférée à k0nfig, a tout changé, encore un peu plus motivé par sa volonté de revanche, lui qui avait été écarté par North six mois plus tôt.

Kjaerbye a sacrifié sa carrière pour qu’Astralis triomphe. Ce n’était pas un sacrifice volontaire, ni prévisible, mais c’est ainsi que les choses se sont déroulées. Et le temps passant, Kjaerbye a commencé à émettre quelques signes de regret. Comme si, finalement, quitter Astralis n'était pas la meilleure chose à faire en 2018. Il était cependant un peu tard pour revenir sur cette potentielle erreur de jeunesse.

Je me sentais heureux avec les gens d'Astralis et la vie que j'y avais, je ne sais pas pourquoi j'étais si pressé. Je me regardais à la troisième personne, sans sentiments ou émotions, juste pour faire ce que j'estimais de mieux pour ma carrière. À l'époque, je pensais que c'était de partir chez North parce qu'on galérait et que je ne savais pas si je pouvais prendre le rôle de lurker. Avec le recul, il y a eu de nombreux bas et quelques hauts. J'ai toujours été quelqu'un de très sensible, qui doit rester fidèle à ses sentiments, mais je l'ai appris à mes dépens, car personne d'autre n'a impacté mes décisions. C'est le chemin que j'ai choisi, un chemin compliqué, parce que je m'octroie trop de responsabilités, mais en grandissant et en gagnant de l'expérience, je me sens plus calme et équilibré.

[...]

Plus tôt dans ma carrière, honnêtement, je parlais trop. C’est bien de rêver, je suis un rêveur, mais ne le dites pas à voix haute avant de pouvoir le prouver ou d’avoir accompli quelque chose, sinon vous avez l’air bête, comme je l’ai été quand les choses ne marchaient pas.

Kjaerbye, décembre 2019

Kjaerbye rêvait de gagner encore, mais autrement, ailleurs, avec d’autres partenaires. Il a joué, il a échoué et il y a quasiment perdu toute la suite de sa carrière ainsi qu'une bonne partie de sa réputation. Mais il a fait le bonheur de cinq de ses compatriotes, dont quatre qu’il a très bien connus. Et il en a même inspiré un. Après tout, bien que les circonstances soient différentes, est-ce que device ne poursuit finalement pas un peu le même but que Kjaerbye à l’époque, en tentant sa chance chez NiP ?

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